Il faut être fou pour penser que les étudiants sont incapables de faire souffrir, qu'ils ne sont que de frêles et innocentes créatures. Bien au contraire. Ce sont les plus jeunes, qui sont les plus cruels. Il n'est pas nécessaire d'user de moyens physiques, pour blesser quelqu'un. La torture psychologique était la meilleure arme des adolescents. Et a St Lawrence, les élèves étaient très doués pour cela. Les populaires aimaient à se choisir une victime attitrée, que ce soit un autre élève qui passait juste par là, ou pour une raison plus personnelle. Mais quand on devient une proie, il faut s'attendre à vivre l'enfer. Abandonnez l'idée que l'enfer est sous nos pieds, rougeoyant et fumant, brûlant les âmes damnées. Non, l'enfer est tout autour de vous. Vous ne vivez pas, vous survivez, et à St Lawrence, ce n'est pas une métaphore.
Koralyne avait décidé d'abandonner sa popularité, son rang social, bref, tout ce qui faisait d'elle une fille qu'on respectait et qu'on admirait, et elle se fondait maintenant dans la masse. Mais cela ne se faisait pas sans mal, et ses anciens amis, ceux à qui elle n'adressait plus du tout la parole, lui faisaient très durement payer son choix. Chaque jour apportait son nouveau lot d'épreuves, et la jeune fille ne savait jamais trop ce qui allait lui tomber dessus. Pourtant, elle avait elle-même participé à ce jeu de torture morale, elle connaissait les règles, et elle savait que cela ne s’achèverait que sur son départ du lycée, ni plus ni moins. Seulement elle n'avait pas la plus petite envie de fuir, et elle affrontait tout la tête haute, sans jamais regretter le choix qu'elle avait fait.

Ce jour là, elle sortait de son cours préféré avec l'un de ses profs préférés, Mr Von Hagman, lorsqu'en se dirigeant vers les casiers, elle remarqua un attroupement inhabituel... juste devant son casier. Elle ralentit un peu en constatant que tout le monde ricanait, puis reprit sa marche, ses livres serrés contre sa poitrine, se demandant s'il allait lui falloir racheter un nouveau cadenas pour son casier. Ces derniers temps, ses chers camarades prenaient un malin plaisir à forcer son cadenas pour lui piquer ses affaires, et elle avait donc pris l'habitude de ne rien laisser trainer d'important, juste quelques feuilles et stylos, rien de plus. En approchant, certaines filles l'aperçurent et la pointèrent ouvertement du doigt, chuchotant entre elles. Koralyne les ignora et se fraya un chemin à travers la foule qui se dispersait petit à petit. Sur la porte de son casier était scotché une photo d'elle, et les mots "souviens-toi qui tu es" étaient peints à la peinture rouge. Les filles autour d'elle ne se privèrent pas de lâcher à mi-voix un "trainée" ainsi qu'un "tu seras toujours la même garce" de façon à ce qu'elle l'entende, puis la laissèrent seule devant son casier. Koralyne fixa sans rien dire la photo, qui la représentait elle, lors d'une des nombreuses soirées auxquelles elle avait assisté. Vêtue d'une robe taille naine, un verre à la main et le regard vitreux, elle s'accrochait à un garçon comme si sa vie en dépendant, et le décolleté de sa robe laissait voir son soutien-gorge. Pas très glorieux, je vous l'accorde, et c'est avec un petit soupir que Koralyne se dirigea vers le placard où les femmes de ménage rangeaient leur matériel. Armée d'un chiffon et d'un produit détachant, elle entreprit de nettoyer la porte de son casier comme elle le put. La sonnerie venait de retentir et les élèves s'étaient toutes précipités en cours, la laissant seule dans le couloir. Elle louperait une heure de cours, mais tant pis;

En vérifiant rapidement dans son casier que ses affaires n'avaient pas été touchées -ce qui n'était pas le cas, un miracle!- elle déposa ses livres à l'intérieur et referma doucement la porte en métal de son casier, réfléchissant un peu à tout ce qui avait changé dans sa vie. Extérieurement, elle était toujours la même, c'est vrai. Son style vestimentaire avait plus que changé, par contre. Terminé les jupes si courtes qu'il était impossible de cacher sa culotte quand elle s'asseyait. Aujourd'hui, elle portait un slim avec des ballerines argentées, et une tunique gris anthracite. Du sobre, un style bohème chic du plus bel effet, et qui lui ressemblait davantage. Rien à voir avec ce qu'elle portait avant l'incendie. Non, cette fille sur la photo, cette pauvre adolescente ivre, elle n'avait plus rien à voir avec. Elle avait changé, et en mieux, elle l’espérait.
En contemplant la photo, elle faillit la froisser et la jeter, mais elle se retint, et la laissa scotchée sur sa porte. Après tout, elle avait quand même été cette fille délurée, alors à quoi bon se voiler la face. Amusée, elle rejeta ses cheveux en arrière, leva le menton et pendant un instant, joua à celle qu'elle avait été. La cheerleader populaire, la Koralyne en petite tenue. Le sourire aux lèvres, elle s'amusa un moment à jouer ce rôle qui avait été le sien pendant si longtemps, et finit par en rire, toute seule, debout devant son casier, un chiffon à la main. Finalement, elle imbiba son chiffon de produit détachant, et se mit à frotter la peinture rouge.

Toute à sa tache, elle ne remarqua pas tout de suite qu'une silhouette venait d'apparaitre à l'autre bout du couloir, et elle n'entendit pas non plus les pas qui se rapprochaient discrètement d'elle. Finalement, une main se posa sur son épaule, et elle sursauta violemment, se retournant d'un bond pour faire face à Mr Von Hagman, qui la fixait. Koralyne se rendit compte de la situation dans laquelle elle se trouvait : séchant un cours, nettoyant son casier, une photo d'elle bourrée juste sous le nez du prof... elle allait entendre parler, à tous les coups.

Parce qu'elle avait pris l'habitude de se faire chahuter depuis la rentrée, Koralyne était souvent sur ses gardes. Elle n'était pas d'un naturel méfiant, en temps normal, mais pour avoir fait partie de ceux qui torturent les plus faibles, elle savait ce qui risquait de lui arriver, aussi faisait-elle attention. Il ne fallait pas prêter le flanc aux attaques, se répétait-elle souvent, et ce n'est pas parce qu'elle avait changé de vie qu'elle devait accepter de devenir une victime, ce qu'elle n'était décidément pas. Enfin, c'est ce qu'elle pensait, mais à en voir l'état de la porte de son casier, on pouvait en douter, et Mr Von Hagman, en la trouvant en train de nettoyer ces grafitis, devait surement penser qu'elle était plus du coté des victimes que des bourreaux, à présent. Le professeur la considéra un moment sans rien dire, puis lui proposa de lui fournir un mot d'excuse afin qu'elle n'ait pas d'ennuis. Cela surprit quelque peu Koralyne, qui haussa légèrement les sourcils. Elle avait toujours fait partie des chouchous des profs, parce qu'elle avait de bonnes notes, qu'elle était toujours souriante et aimable à l'excès. Les enseignants étaient indulgents envers elle, et en somme, tout le monde l'adorait. Mais cette année, Koralyne avait cessé de jouer la comédie de l'élève qui veut à tout prix se faire aimer, et de fait, elle s'était accroché avec bon nombres de professeurs depuis le début des cours. Du coup, les membres du corps enseignant avaient depuis tendance à ne plus être aussi tolérant qu'avant, et faisait même parfois preuve d'injustice à son égard. Il faut dire qu'avec la manie qu'avait Koralyne de dire franchement ce qu'elle pense, beaucoup lui en tenait rigueur.
Elle réfléchit à l'offre de Mr Von Hagman. Avec un mot d'excuse, on ne lui dirait rien, on ne lui ferait aucun reproche, et surtout, elle ne serait pas collée pour avoir manquer un cours, ce qui risquait très probablement d'arriver. Néanmoins, ce ne serait pas très juste, et elle secoua la tête.

" Je vous remercie Mr Von Hagman, mais ce ne sera pas nécessaire. Ceci... " Elle désigna la porte de son casier souillée avec son chiffon. " ...arrive parce que je l'ai choisi. Je dois en assumer les conséquences. " dit-elle très dignement et avec un sérieux si inhabituel pour une adolescente, que ça en devenait presque comique. Consciente qu'elle était un peu ridicule, à être si solennelle, elle coula un regard vers le professeur. " Mais si j'explique à ma prof de math pourquoi j'ai été absente, ça m'aiderait si vous confirmiez mes paroles. Sinon, personne ne me croira. " lâcha-t-elle d'un air penaud, et elle resta pensive un moment, songeant à tout ce qu'elle avait perdu. Haussant les épaules, elle se remit à frotter.

Alors qu'elle s'attendait à ce que Mr Von Hagman la laisse toute seule, au contraire il s'appuya contre un casier et la contempla. En sentant son regard sur elle, Koralyne se sentit un peu gênée, mais se concentra sur une lettre qui refusait de s'effacer. Redoutant de devoir laisser son casier dans cet état, elle frotta un peu plus fort, les sourcils froncés sous l'effort.

" Ce n'est pas la première fois n'est-ce pas? Pourquoi tu ne vas pas te plaindre? "

A ces mots, Koralyne interrompit son geste, l'espace d'une demi seconde, puis se remit à frotter. Elle ne répondit pas tout de suite, répugnant à avoir cette conversation. Oui, ce n'était pas la première fois, loin de là. Les élèves de St Lawrence prenaient un malin plaisir à la faire souffrir de différentes manières. La veille encore, elle avait du jeter une de ses chemises préférées parce que l'une des ses camarades lui avait "accidentellement" renversé un pot de peinture dessus. Par accident il fallait comprendre qu'elle s'était simplement approché pour le lui jeter à la figure, profitant du fait que le professeur d'arts plastiques aient le dos tourné. Professeur qui avait réprimandé... Koralyne, arguant que celle-ci était au mauvais endroit, au mauvais moment, point barre. Et la semaine dernière, en sortant de la douche après le cours de sport, la jeune fille avait du retourner dans les dortoirs se chercher une tenue de rechange, après que ses propres vêtements aient terminés ni plus ni moins que dans la cuvette des toilettes. Alors oui, cette attaque n'avait rien de nouveau, et personne ne bougeait le petit doigt pour lui venir en aide. Non pas qu'elle en ait réellement besoin, jusqu'à présent, il ne s'agissait que de farces sans gravité. Mais les quelques professeurs qui étaient au courant de ce qu'elle subissait, soit fermaient les yeux, soient s'en moquaient.

" Cela changerait-il réellement quoi que ce soit? " finit-elle par dire avec indifférence. " Je me suis fait plusieurs ennemis cette année. Et les profs ne m'aiment plus vraiment. " confessa-t-elle. " Ils n'aiment pas ce que je suis devenue, cela leur déplait. " se moqua-t-elle. " Je me fiche de savoir s'ils aiment ou pas la Koralyne qu'ils ont sous les yeux. Mais même si j'allais me plaindre, personne ne m'aiderait. Tout le monde s'en moque, parce que tout le monde me déteste. " Elle resta immobile un instant, le bras levé, son chiffon à la main, les yeux fixés sur la porte de son casier. Elle sembla perdue dans ses pensées pendant un moment, et finalement, haussa à nouveau les épaules. " Ça n'a pas d'importance. "