Frissonnant littéralement de plaisir, Koralyne descendit du bus qui faisait la liaison entre le lycée et le centre ville, et remontant sa capuche, elle partit d'un bon pas vers la fête foraine. Elle n'avait que quelques mètres à parcourir avant de se retrouver au milieu d'une véritable déferlante de couleurs, de lumières, de musique et de cris. Il y avait, comme tous les soirs depuis que la fête foraine s'était installée, beaucoup de visiteurs, mais les lycéens de St Lawrence devaient attendre le week-end pour pouvoir y aller, étant tous soumis au couvre-feu très strict durant la semaine. Aussi Koralyne avait-elle sagement patienté avant de pouvoir s'y rendre, et lorsqu'elle franchit le portique qui signalait l'entrée de la fête foraine, elle ne regretta pas d'avoir attendu : cela en valait la peine. De loin, elle pouvait apercevoir la grande roue illuminée, et vers la gauche elle apercevait un bout des montagnes russes. Les manèges se succédaient les uns après les autres, avec de temps à autre un stand. Ravie, la jeune fille prit son temps pour déambuler, ses yeux papillonnant sans trouver où se poser. Un sourire extatique illuminait son visage, elle était aux anges.
La nuit était sur le point de tomber, mais l'obscurité n'était pas un problème. Les manèges étaient tous très lumineux, et au dessus de sa tête il y avait même des guirlandes de toutes les couleurs. Néanmoins, on sentait que l'automne était bien installé, et elle se félicita d'avoir choisi de porter une tenue adéquate : sous son blouson en cuir plutôt léger, elle portait une seconde veste de sport, dont elle avait remonté la capuche sur sa tête. Un t-shirt blanc long sur un jupe bohème, et ses éternelles bottes en cuir complétait le tout. Enfonçant ses mains dans ses poches, elle se fraya un chemin à travers la foule, s’arrêtant de temps à autre à un stand. Elle était venue seule, n'ayant trouvé personne pour l'accompagner, mais cela ne la dérangeait pas. Elle avait pris l'habitude d'être toute seule, et elle y prenait même du plaisir. Aujourd'hui, elle comptait bien s'amuser.

Après un petit tour de montagnes russes, Koralyne enchaina les manèges. Amatrice de sensations fortes, rien ne lui faisait peur, et c'est avec un large sourire qu'elle s'arrêta à un stand pour s'acheter à manger. Son hot dog à la main, et son soda dans l'autre, elle faisait volte face lorsqu'une main se plaqua contre sa poitrine, la repoussant et la forçant à reculer de quelques pas. Devant elle se tenait un petit groupe d'adolescents de la ville, des jeunes d'à peu près son age mais qui allaient dans un autre établissement, et qui la fixait d'un air qui ne présageait rien de bon. L'adolescente soupira.

" Si vous permettez... " marmonna-t-elle en faisant mine de les contourner -peine perdue.

" Où tu vas comme ça? " fit un des garçons en s'interposant, un sourire narquois sur les lèvres.

Rapidement, Koralyne analysa la situation. Elle se trouvait isolée de la foule, près d'une attraction fermée et donc non illuminée, seule face à trois garçons qui la dévisageaient d'un air goguenard, et qui lui bloquait le passage. Elle ne pouvait que reculer, ce qui, elle en était certaine, n'était pas une bonne option, puisque cela l'aurait obligé à s'éloigner encore plus des visiteurs. Consciente que face à trois garçons, elle ne faisait pas le poids, et sachant pertinemment qu'un garçon, ça peut être très dangereux, la jeune fille réfléchit rapidement.

" J'allais manger mon hot dog, et probablement le vomir ensuite sur les montagnes russes. " lança-t-elle comiquement, jouant sur la carte de l'humour pour se dépêtrer de cette situation. Jusqu'à présent, les persécutions qu'elle avait subies n'étaient, somme toute, que de petites farces sans gravité. Mais rien ne disait que cela continuerait. Elle connaissait les trois garçons qui se tenaient devant elle, et ce n'était pas des tendres. Affichant un air benêt sur son visage, elle haussa les épaules, espérant que les garçons se contentent de l'insulter et la laisse tranquille. Évidemment, c'était trop demander.

" Combien tu prends? " demanda soudainement l'un des trois types.

Koralyne le regarda sans comprendre, et un ricanement secoua les garçons.

" Combien tu prends? " répéta l'adolescent, et Koralyne se figea, son souffle bloqué dans sa poitrine, comprenant soudain de quoi il s'agissait. Oh oui, elle l'avait bien entendue, cette fameuse rumeur selon laquelle elle se prostituerait. Visiblement, ces trois garçons voulaient vérifier. Se tendant, elle se campa sur ses deux jambes, prête à courir s'il le fallait, où à hurler, et serra les dents, refusant de rentrer dans leur jeu.

" Il parait que t'es bonne, alors on aimerait voir. " lança le premier type.

" Il parait aussi que les plans à plusieurs, ça te fait pas peur. " renchérit le second.

" Tu nous montres la marchandise? " exigea le troisième, et ses mains se tendirent vers Koralyne, droit sur sa poitrine.

Réagissant immédiatement, elle lui jeta son soda à la figure, et voulut courir pour rejoindre la foule. Elle sentit qu'on lui tirait les cheveux et elle bascula en arrière, ne se rattrapant qu'in extremis. Une main tenait étroitement sa chevelure, l’empêchant de bouger, et un visage furieux et dégoulinant de soda s'approcha du sien. " Tu vas le payer. " Sans plus attendre, Kora replia sa jambe vers le haut, et en sentant un choc, sut qu'elle avait visé juste. On la lâcha, et en reculant elle vit que le garçon qui l'avait tiré par les cheveux se tenait à présent l'entrejambe. Seulement, ses deux potes choisirent de ne pas s'occuper de lui, et la fusillèrent du regard. Un sourire moqueur étira leurs lèvres, et Koralyne réalisa qu'ils avaient réussi à l'attirer encore plus loin de la foule, et une semi-obscurité les dissimulait suffisamment. Ils le savaient, et s'approchèrent sans se presser. Jetant un coup d’œil derrière elle, Kora ne vit que la palissade qui délimitait la fête foraine. Personne aux alentour. Personne pour l'aider. En sentant le bois contre son dos, elle commença à avoir peur.

" Ce soir, chérie, tu vas y passer. " lui confirmèrent les garçons en tendant leurs mains aux doigts crochus vers elle. Pétrifiée, elle ferma les yeux.

Julie…. Julie quelque chose. Une fille assez jolie, qui avait fait partie des cheerleaders elle aussi. Une fille qui aimait un peu trop faire la fête, comme beaucoup d’élèves populaires de St Lawrence. Une fille qui avait suivi le mauvais garçon, à une soirée. Koralyne s’en souvenait bien, ou plutôt elle n’avait pas complètement oublié. Elle savait pertinemment ce qui s’était passé, le soir où cette fameuse Julie avait suivi un garçon du lycée. Ils avaient été rejoints par un ami du garçon, qui venait de la ville. Et Julie avait changé de lycée par la suite. Tout le monde avait compris ce qui s’était passé, mais personne n’en avait parlé. Et personne, absolument personne ne s’était senti concernés par l’horrible tragédie. Tout le monde s’en moquait. Tout le monde avait dit que Julie n’avait pas eu assez de jugeote, et que de toute façon, elle l’avait surement cherché. Koralyne se souvint d’avoir elle-même pensé qu’effectivement, cette Julie ne devait pas être bien maligne pour ne pas avoir flairé le coup. Et maintenant, elle se dit qu’elle aussi, avait dû chercher ce qui allait lui arriver. En tout cas, c’est sûrement ce que tout le monde allait penser, et personne ne s’inquiéterait. Elle s’était fait tellement d’ennemis… et voilà qu’elle allait se faire violer, dans un coin sombre d’une fête foraine, parce qu’elle avait voulu arrêter de jouer à celle qu’elle n’était pas. Parce qu’elle avait voulu être elle-même.
Quelle idée stupide. Si elle était restée la cheerleader que tout le monde adorait et qui rentrait parfaitement dans le moule de l’adolescente américaine, elle n’en serait pas là. Les yeux fermés, elle s’attendait à sentir des mains non désirées sur son corps, à finir par terre, à vivre l’enfer. Mais apparemment, elle allait pouvoir bénéficier d’un sursis. Une voix masculine intima à ses agresseurs de la laisser tranquille, et Koralyne ouvrit les yeux, effarée de constater qu’il y avait quand même quelqu’un pour lui venir en aide, parmi la masse d’élèves qu’elle avait mis en rogne depuis la rentrée. De là où elle se trouvait, avec le manque d’éclairage, elle ne parvenait pas à voir le visage de son mystérieux sauveur, mais en tout cas, il ne manquait pas de cran, pour se tenir devant trois garçons qui avaient certainement plus l’habitude de se battre que lui. Quoi que… en quelques mouvements habiles, les trois voyous furent mis hors d’état de nuire, et Koralyne sut alors qui était venu à son aide. Elle n’avait pas besoin de voir son visage, elle connaissait cette façon de bouger par cœur. Elle connaissait cette façon de faire glisser son corps et de se tenir bien campé sur ses jambes pour faire ses mouvements. Et elle ne connaissait pas beaucoup de garçons qui pratiquaient les arts martiaux. Elle sut que tout irait bien, mais fut incapable de bouger, le dos plaqué contre le panneau de bois. Lorsqu’Andrew se rapprocha pour l’enlacer, elle se laissa faire. C’est quand il lui demanda s’ils l’avaient touché, proférant des menaces à l’encontre des trois garçons, que Koralyne se força à réagir. Elle s’écarta doucement de lui, et releva le menton d’un air bravache, affichant beaucoup plus d’assurance qu’elle n’en ressentait.

« Ça va. » parvint-elle à dire d’une voix qui, elle le constata non sans fierté, ne tremblait pas.

Elle voulut faire quelques pas, et soudain, sans qu’elle s’y attende, ses jambes se dérobèrent sous elle, et elle se retrouva à genoux. Ses gestes lui semblèrent lents, et elle tomba presque le nez dans la terre, ne se rattrapant que de justesse. Elle réalisa ce à quoi elle avait échappé. La peur s’empara pleinement d’elle, une angoisse terrible lui étreignit le cœur. Elle sentait qu’elle tremblait, mais elle ne savait pas si c’était de terreur ou de froid. Ses dents claquaient, elle avait envie de vomir, de pleurer, de courir jusqu’à tomber d’épuisement. Elle voulait hurler, faire ses valises et quitter ce lycée de fous. Elle constata vaguement qu’elle ne pleurait pas. Choquée, elle ne vit pas Andrew qui se penchait vers elle, attentif et plein de sollicitude.

« Tu te rends compte… de qu’ils allaient me faire ? Et c’était juste… à cause des autres… Ils me détestent tous, à tel point qu’ils étaient prêts à m’infliger… ça. » balbutia-t-elle d’une voix brisée par l’émotion.

Elle sentit la bile lui remonter dans la gorge et se plaqua une main sur la bouche. Elle n’avait rien mangé et cela commençait à se faire sentir, avec ce qui venait de lui arriver.

« Je crois que je me sens pas très bien… » marmonna-t-elle.